Hôtel de ville et Espace Landowski

Lévy-Vroelant Claire


Mairie et Espace Landowski


Salon du livre de Boulogne-Billancourt 2022

Claire Lévy-Vroelant

Les absents – Robert Créange, partisan de la mémoire, éditions Créaphis 

Le 16 août 1942, non loin de la ligne de démarcation, deux enfants cachés sur le bord de la route voient disparaître leurs parents dans une voiture allemande. Robert et Françoise Créange, alors âgés respectivement de 11 et 13 ans, attendront en vain leur retour. Comment survivre à des questions qui n’obtiendront jamais de réponse? Comment mener sa vie quand elle est précocement chargée d’un tel héritage ? Comment dire, comment raconter? Et pourquoi, pour qui le faire? Françoise Créange a déposé son témoignage au Mémorial de la Shoah en 1997, elle a accompagné son frère aux commémorations et aux cérémonies où il officiait, elle a relu ses discours sans pour autant développer son goût pour le souvenir. Robert, lui, en a fait sa raison de vivre. Il a fini par accepter, trois quarts de siècle plus tard, de raconter sa vie à une sociologue obstinée, Claire Lévy-Vroelant.
La sociologue se trouve être une lointaine parente de la famille Créange-Salomon. Cousine éloignée, d’une génération plus jeune mais nourrie des mêmes images, mêmes clichés, mêmes plaisanteries et mêmes silences face à un passé indicible. Une première intrigue se noue ici, dans la construction progressive, entre les deux protagonistes, d’un espace de paroles singu- lier. Parole courtisée, livrée dans le trouble et dans les pleurs, déclamée ou murmurée, qui se cherche sans toujours se trou- ver, parole traçante, glaçante, hilare, pudique, mutine, suivant le fil des souvenirs perdus et retrouvés et reconstitués. Car la mémoire n’en finit pas de travailler et si, comme Robert Créange, nous acceptons ses ruses et ses revirements, ses tyrannies et ses délices, c’est que nous continuons d’être vivants.

Né en 1931 et décédé en décembre 2021, Robert Créange s’est décidé à entreprendre ce travail de mémoire avec la sociologue Claire Lévy-Vroelant seulement en 2015, après un long temps d’hésitation.
Le récit de sa vie se déroule et se compose au fil de ce grand entretien en plusieurs séquences, de la petite enfance à l’adolescence difficile, du soldat révolté d’être envoyé en Allemagne pour son service militaire au militant du parti communiste, au cadre du comité d’entreprise de Renault-Billancourt, au secrétaire général de la fédération nationale des déportés internés résistants et patriotes (FNDIRP), et à l’initiateur – avec quelques autres – de la Fondation des amis de la mémoire de la déportation. Pédagogue infatigable, arpenteur des lieux des crimes de l’histoire, sa vie n’a pas suivi le cours d’un fleuve tranquille. Parfois le récit s’emballe, ou bute sur une énigme et les questions dou- loureuses resurgissent. Le souvenir du passage de la ligne de démarcation en août 1942 se brouille au point qu’une nouvelle version se fait jour. Nouveaux souvenirs, nouvelle intrigue. Pourquoi le passeur a-t-il vendu les parents et pas les enfants? Pourquoi le grand-père, arrêté et interné à Drancy, n’a-t-il pas été déporté ? Le maillage du récit n’est pas régulier.

 

Une enfance bourgeoise, protégée, une pratique religieuse fort modeste qui n’exclut ni l’engagement socialiste et franc-maçon du père, ni son « sionisme pour les autres », la montée des persécutions, la décision de quitter Paris… L’homme public, qui aime jouer avec un humour de potache et maîtrise parfaitement la présentation de soi et l’art ora- toire en privé comme en public, est pris de court lorsqu’il se trouve en situation de tête à tête. En allant au plus profond des choses, son récit tangue, les yeux s’embuent. Com- ment dire, raconter avec une extrême précision quand les souvenirs les plus lointains se transforment au fur et à mesure de leur mise en mots. L’épreuve est alors d’accepter que la mémoire puisse divaguer hors des sentiers battus et des images convenues : le témoignage change le témoin et celui qui l’écoute, silences compris.
Le récit se déroule selon un ordre chronologique mais chaque « chapitre » peut aussi se lire comme un fragment insulaire, intelligible en soi et pourtant relié aux autres. Récit en archipel d’une vie singulière, bouleversée comme tant d’autres, s’attachant aux traces, aux indices, aux petits signes, constellé d’anecdotes relatées non sans saveur et non sans humour. Mais il s’énonce dans un même élan à partir du double mouvement d’édification et de déconstruction de soi. Le maître mot de cette histoire, c’est la fidélité sans faille à un engagement tôt contracté. Ce récit peut ainsi se lire comme une invitation à questionner sa propre histoire, voire à une remise en question, ce qui lui donne sens, consistance et profonde humanité.

Ce livre s’inscrit dans une dynamique mémorielle qui conjugue récit de vie individuel et croisement avec la grande Histoire. L’hypothèse de Claire Lévy-Vroelant selon laquelle Robert Créange a « instruit » toute son existence à la recherche de ce moment perdu (celui traumatique de la dernière image de ses parents embarqués vers la mort) pour orienter sa vie de partisan et de militant de la mémoire est complétée, en « creux » – si on peut dire – par le silence tout aussi obstiné de sa sœur Françoise qui a conduit sa propre vie dans un chemin autre, en partie parallèle. Mais ce sont au fond les deux faces d’un même disque dont le titre pourrait être : « comment survivre à cela ».

Présence sur le Salon : 
Dimanche 4 décembre