De Lassée Floriane
Floriane de Lassée
Inside Views, Héméria
« Chaque prise de vue est une mise en scène qui nécessite des journées entières de préparation pour repérer les lieux, choisir les perspectives, le modèle qui posera au premier plan de l’image, l’installation des éclairages… Rien n’est laissé au hasard. Sauf le hasard lui-même, c’est-à-dire tout ce qui échappe à mon contrôle : c’est la pluie qui se met à tomber, une fenêtre qui soudain s’éclaire ou s’éteint, un passant imprévu, les feux d’une voiture, le faisceau d’un lampadaire… À chaque fois, il faut gérer cette part d’imprévu, « l’erreur » qui risque de perturber mes plans, et, par chance, qui enrichit l’image. Je ne sais jamais de façon certaine ce que j’ai photographié avant développer le négatif, parfois même, avant de faire de grands tirages. »
« Peu importe qu’il s’agisse de Paris, New York, Moscou ou Istanbul. Je ne photographie pas des villes, mais la ville, une sorte de ville imaginaire qui habite chaque mégapole. La ville est le produit de la démesure de l’homme, de son génie, de sa folie. Elle l’excède, le déborde. Elle est sur le point de le dévorer. »
Inside Views a d’abord été publié aux Etats Unis en 2008 par les éditions Nazraeli Press (livre épuisé). Floriane de Lassée est alors étudiante au sein de l’International Center of Photography, à New York. Elle a vingt-cinq ans et découvre les formes d’une ville à la verticale, qui ne dort jamais, aux prises avec les lumières de l’hyper-consommation qui décorent à l’infni les façades des immeubles et des gratte-ciels. La nuit, ces façades deviennent des miroirs où des feux incandescents se reflètent tandis que, par endroits, d’un étage à l’autre, des fenêtres s’ouvrent sur l’intimité d’intérieurs alors dévoilés.
Si la ville, dehors, est foisonnante, véritable fourmilière à ciel ouvert, comment dire le vide, le silence, la solitude de ces vies cachées, dedans, derrière ces façades-miroirs ? Comment montrer cette tension palpable entre le mouvement perpétuel des mégalopoles du 21e siècle et la sidération des particules élémentaires dont il semble se jouer, quand chacun est rentré chez soi, à l’abri des regards, si ce n’est celui, discret, d’une photographe aux aguets ?
Avec des mises en scène sophistiquées, Floriane de Lassée a continué d’explorer les contradictions de nos vies contemporaines, de plus en plus citadines, entre besoin de faire corps avec la ville et déshumanisation d’un anonymat solitaire, parfois choisi, souvent imposé.
Inside Views est donc la rétrospective très attendue de ce travail mené de 2004 à 2014, et qui reste d’une cruelle actualité alors que la pandémie a jeté son ombre dramatique sur la marche du monde et sur nos existences.
Partout la ville étend son territoire, grignotant peu à peu l’espace. Partout les lignes s’étirent de plus en plus vers le ciel, comme cette tour de plus de 1000 mètres en cours de construction à
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Jeddah. Toujours l’audace des architectes a fait écho à l’imagination utopiste des bâtisseurs. Toujours, la ville a représenté la quintessence de la vie moderne. Partout, l’uniformisation fait son chemin, en écho à cette urbanisation galopante, nous faisant perdre nos repères.
Aujourd’hui, plus d’un habitant de la planète sur deux est un citadin et environ 2,5 milliards de personnes pourraient être ajoutées aux zones urbaines d’ici le milieu du siècle, en raison des changements climatiques et de la croissance démographique globale.
Pourtant, jamais nous nous sommes autant questionnés sur le sens de nos vies en ville. Chacun s’interroge sur le bien-fondé de vivre loin de la Nature, et revendique a contrario son envie de vivre loin du bruit et de la fureur, pour mieux écouter le silence intérieur.
Floriane de Lassée raconte ces destins isolés qu’elle seule a su percevoir derrière le secret des fenêtres où ils semblent s’être enveloppés d’un halo de mystère. Personnages de fiction ou êtres tangibles extraits momentanément de leur réalité, ces silhouettes, souvent féminines, sont comme des présences-absences prêtes à disparaître si le regard se pose sur elles. Sommes- nous alors des voyeurs ? De simples témoins ? Non, rien de tout cela…
Confinés dans nos espaces intérieurs, contraints à l’immobilisme, nous sommes entraînés avec Inside Views à une mise en abîme de nos propres inquiétudes, le regard tourné vers l’extérieur, en quête du dehors où tout est possible, mais protégés dans le cocon de nos appartements, en hauteur, muets, loin du chaos.
Ainsi, chaque « vue » est une histoire en soi où l’on peut se projeter le temps que la nuit s’estompe et vienne faire disparaître ses lumières. « La nuit je mens », chantait Alain Bashung…
Au travers de ces images d’une ville fantasmée, Floriane de Lassée ne fait aucun inventaire mais construit sa propre esthétique de la ville, un point de vue faussement neutre, marquée par un jeu visuel à plusieurs plans, par le rôle prépondérant de la couleur, la géométrisation des façades, par le choix de perspectives et de cadres audacieux. Comme pour ses prédécesseurs, la ville est un terrain d’expérimentation qu’elle transforme en réservoir de signes par le choix d’un dispositif spécifique. « La ville en tant que territoire photographique privilégié apparaît dès la naissance de la photographie (et cela même si la première image, celle de Niepce, est rurale). »1 « Dès lors, le médium ne cesse d’accompagner, de « documenter » la ville et ses transformations, les événements qui en rythment l’existence, les monuments, et plus rarement la banalité de son quotidien ou de ses espaces sans qualités. »2 Floriane de Lassée, en observatrice attentive du monde et des rapports sociaux, apporte sa pierre à l’édifice passionnant de la photographie urbaine, qui n’est qu’une confrontation du médium qu’elle a choisi au réel. Comme pour tout artiste, il s’agit toujours et encore de « coïncider avec le monde contemporain et de l’intégrer à l’art (…) et d’inventer des formes d’expression absolument nouvelles »3. Floriane de Lassée a su, grâce à l’organisation formelle de ses images grand format, montrer la beauté cachée de la ville, quand bien même cette beauté oscille, inquiétante et vertigineuse, entre fiction et réalité, entre décors et saisissants paysages urbains.
Floriane de Lassée est une photographe et plasticienne française née en 1977. Elle vit et travaille à Paris. Diplômée de l’ICP en 2004 (New York) après une formation en école supérieure d’arts graphiques à l’ESAG/Penninghen, elle a très vite attirer l’attention de ses pairs, notamment grâce à sa série Inside Views. La nouvelle édition revue et augmentée qu’elle présente aujourd’hui de cette monographie Inside Views vient après le succès de son dernier ouvrage paru en 2014 aux éditions Filigranes, How Much Can You Carry?